This is a French translation of an article originally published in Food52
"Mes grands-parents avaient une ferme dans le Jura." Elisa Perrier plonge dans ses souvenirs, tandis que moi je plonge une grande cuillère dans le bouillon épais et goûtu de ma blanquette végétarienne.
On mangeait des plats simples, on utilisait ce qu'on cultivait. On utilisait très peu de viande, parce que ça coûtait cher et ça voulait parfois dire qu'il fallait tuer un de nos lapins.
Aujourd'hui quinqua, Elisa tient Le Jardin Intérieur, un restaurant healthy qu'elle a ouvert à Croix-Rousse, à Lyon, en 2007. Il est 13h dans la salle aux poutres apparentes, typiques du quartier. Un grand groupe vient de partir, et maintenant il n'y a plus que la cheffe et moi, deux femmes qui plaisantent, un vieil homme qui lit un livre et un couple de Vancouver au Canada qui prend des photos de sa panna cotta vegan — "Lait d'amande, rhubarbe fraîche et gingembre," me confie Elisa dans un sourire.
Lyon est un pôle économique hyperactif, qui accueille plusieurs universités et des compagnies et agences internationales comme Sanofi Pasteur, Electronic Arts France, Euronews et Interpol. La ville a attiré toute une foule sensible au veganisme et aux enjeux environnementaux. Mais Lyon est surtout connue pour être la Capitale Gastronomique de la France. Si Paris est le coeur battant de l'Hexagone, Lyon en est l'estomac. La cuisine lyonnaise a pris son essor au début du XXème siècle, à l'âge d'or des "mères" — des femmes issues de milieux modestes, comme Elisa. En s'inspirant à la fois de leur héritage culinaire local et des mets riches qu'elles avaient longtemps servi dans les maisons bourgeoises, elles ont ouvert des bistrots pour les ouvriers, attirant au passage des gourmets plus aisés qui se régalaient de leurs plats simples mais raffinés et réconfortants. Aujourd'hui, les quenelles de brochet sauce nantua, le tablier de sapeur (plat de tripes frites), la salade lyonnaise (une salade garnie de lardons ou de foies de volaille, d'un oeuf poché et de croûtons), et les mâchons (un plat matinal à base de charcuterie et de tripes) sont devenus le visage de la tradition lyonnaise, farouchement gardée par des chefs reconnus comme Paul Bocuse. Alors il n'est pas bien difficile d'imaginer que la cuisine vegan, sans gluten, sans lactose, et autres billevesées modernes n'étaient pas les bienvenues dans les restaurants lyonnais, jusqu'à très récemment.
"Les deux premières années ont été catastrophiques", admet Elisa. Il faut replacer ces réticences dans le contexte plus général d'un pays où le fromage est une institution et le jambon-beurre un symbole national. La viande, la volaille et les produits laitiers constituent une part énorme de l'industrie agroalimentaire française, et plus particulièrement lyonnaise : la ville trône au beau milieu de la vallée du Rhône, entre les pâturages des Alpes et du Massif Central.
Mais il existait une faille, qui se résume en français à un simple mot : gourmand. Appliqué à un plat, ce mot signifie: "plat que n'importe qui adorerait manger parce que très riche ou très sucré". Quand Sophie Turcano et Matthieu Dommange ont ouvert Soline en 2006, ils se sont assurés de cibler la gourmandise de leurs convives. On aime explorer la cuisine étrangère, surtout celle d'Asie. Mais on fait aussi des plats français végétariens avec du fromage et de la crème, comme le gratin de courge d'aujourd'hui. On a également véganisé pas mal de plats à base de viande, comme la blanquette, dans laquelle nous remplaçons le veau par des protéines de soja déglacées au vin blanc, revenues dans un bouillon épais à base de poireau, d'herbes aromatiques et de crème de soja. Pour faire de la charcuterie ou des merguez, on travaille avec du seitan, des lentilles corails, du jus de betterave et des épices indiennes.
La cuisine vegan monte, monte, monte. A côté de Soline, Rose Morris James, originaire de Nouvelle-Zélande, a ouvert Konditori, un restaurant "végétarien-friendly". A côté de mon bureau, Alison Sarette a ouvert le bistrot vegan Against The Grain, qui sert un millefeuille pour lequel certains de ses convives ont déjà vendu leur âme. Domitille Sevez a ouvert Mami Coffee Shop et cuisine un menu végétarien différent tous les jours. Virginie Chabert a ouvert My Petite Factory et a développé toute une variété d'options sans gluten et sans lactose sur un menu qui change tous les jours. D'un moment à l'autre, vous allez voir un passant très gourmand s'installer devant un smoothie de compétition, accompagné d'un rouleau de printemps et de sa sauce satay maison, puis repartir au boulot avec sa part de layer cake poire, groseille et chocolat. Aujourd'hui, la France produit même son propre quinoa !
Le vent de la nouvelle cuisine souffle donc sur la gastronomie française, et le vegan en est devenu une branche incontournable, depuis qu'il est passé de subversif à tendance et que de jeunes chefs ont attisé la curiosité de toute une foule de foodies. Le 24 mai, le titre de "Maître Restaurateur" de la Gastronomie Française a été décerné à Willy Berton, le chef d'un restaurant vegan à Nice. Le 12 avril, une nouvelle pâtisserie vegan a ouvert à Paris et a beaucoup fait parler d'elle dans les médias, qui se sont penchés sur l'alchimie secrète qui élève la pâtisserie végétale au rang d'art culinaire. Ce changement provient également d'une autre direction, plus inattendue : les cafés français traditionnels qui servent de la bonne viande et du mauvais café se font désormais concurrencer par des "coffee shops" qui servent du bon café et une cuisine "vegan-friendly". Sur les trois dernières années, plusieurs d'entre eux ont ouvert à Lyon, lancés par de jeunes chefs — et surtout cheffes — qui ont voyagé et sont revenus en France désespéré.e.s de ne pas pouvoir s'asseoir en terrasse avec une tasse d'excellent café et la possibilité de manger "fast good". Tandis justement que je sirote un café filtre (rarissime dans les cafés français), Charlotte Moalli, cheffe et propriétaire des Cafetiers, déboule de la cuisine et demande à Alban si elle devrait épicer un peu plus le muhammara qu'elle servira sur de larges tartines. Comme le dit Alban, En France, servir du café et des gâteaux, c'est pas assez. Les gens veulent déjeuner, et il veulent le faire assis. Je crois que tous les autres chefs à Lyon qui ont ouvert leur propre coffee shop s'en sont rendus compte aussi.
Sur leurs comptes Instagram, les foodies confirment.
A la maison, on se met au vegan aussi. Lyon a un sacré réseau de magasins bio organisant des ateliers. Au lieu d'utiliser des oeufs, mes amis font de la mousse au chocolat avec du tofu soyeux battu, et utilisent de l'aquafaba pour faire leurs gâteaux et leurs meringues. Moi, comme la plupart des gosses élevés en France dans les années 80, j'ai mangé de la viande tous les jours. Mais j'ai aussi été élevée en Provence, et j'ai vite pris conscience des bénéfices d'un régime végétarien aux accents d'Italie et de Grèce. Aujourd'hui adulte, je fais mes crêpes avec du lait d'amande ou de noisette, cuisine des stir-fries d'inspiration asiatique avec des légumes de saison piochés chez mon producteur local. Dans ma raclette, je remplace le traditionnel assortiment de charcuteries par du tofu fumé sauté, des carottes douces bouillies et des tranches de choux-fleur au four que j'ai préalablement badigeonnées d'huile et de cumin.
Bien entendu, la tradition reste la tradition, et les vegans essuieront encore quelques regards en coin et moues désapprobatrices dans certains restaurants lyonnais. Mais le changement est bien là, dans une génération de chefs plus jeune, globe-trotteuse et essentiellement féminine, qui avait besoin de lâcher la bride à sa créativité. La cuisine française avait besoin d'un nouveau challenge, et elle l'a trouvé.
C.I.D
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