AuX Victimes De la Photographie De Rue
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Dans un récent article du Coffeelicious sur Medium, le photojournaliste Edward Crawford décrit comment les nouvelles technologies ont changé sa pratique de la photographie de rue. Les smartphones, les GoPros, voire même les drones, posent une énième fois la question de la vie privée des personnes photographié·e·s. Crawford invite ses pairs à entamer une discussion publique à ce sujet. Alors je me suis dit, pourquoi ne pas inviter les victimes autour de la table, et nous expliquer auprès d’elles ?
Je suis autrice et photographe de voyage. Un jour dans les rues de Londres, j’ai commencé à prendre des portraits d’inconnu·e·s dans la rue. J’ai accroché tout de suite. Mais en règle générale, les questions de vie privée et de droits à l’image deviennent cruciales lorsqu’un·e artiste se tourne vers la photographie de rue. Je ne savais pas trop si j’étais une artiste, mais j’ai su très vite que je ne pouvais pas plus longtemps ignorer ces questions. Le présent article comprend quelques-uns des portraits que j’ai pris autour du monde depuis lors. Je ne sais pas qui sont ces gens. Mais ce qui nous occupe ici, c’est que ces gens ne savent pas qu’ils ont été photographiés. ![]()
Tout d’abord, c’est quoi, la photographie de rue ?
La photographie de rue vise à recueillir des clichés naturels de la vie quotidienne de gens anonymes dans des lieux publics. C’est une définition, proche de celle adoptée par Crawford dans son article. En réalité, la photographie de rue en tant qu’art s’est diversifiée en plusieurs branches depuis ses débuts, peu de temps après que la photographie ne soit devenue une activité praticable au 19ème siècle. Cette définition désigne le genre de photographie de rue qui pose nos fameux problèmes de vie privée et de droit à l’image : le genre naturel. Celui où vous prenez des gens en photo avant de leur demander leur consentement, ou la plupart du temps sans le leur demander. C’est le genre de photographie de rue que Crawford et moi pratiquons. Regardez bien le mot recueillir dans cette définition. Recueillir, et non commenter. Commenter, c’est exprimer quelque chose au sujet de vos photos; c’est mettre un filtre entre le cliché et l’observateur·rice du cliché. Mon avis personnel, c’est qu’il est permis de décrire la scène, le contexte, les aspects techniques en relation avec ce cliché. Mais je trouverais en revanche inadmissible de commenter publiquement la vie de la personne photographiée, si cette personne n’a pas donné son consentement éclairé pour la prise, l’utilisation et le commentaire du cliché. Le travail de Brandon Stanton dans Humans of New York a popularisé ce genre de photographie de rue. Mais Brandon Stanton demande la permission avant d’appuyer sur le déclencheur. Dans la lignée d’un nombre croissant de photographes de rue, je me suis investie dans ce genre de travail une fois. C’était à Golden, une bourgade de Colombie britannique. J’ai systématiquement recueilli le consentement éclairé de la personne, chaque personne a posé pour le cliché et parlé d’elle-même. Pour moi, ce fut un travail gratifiant, formateur, mais très différent du travail que je fais d’habitude. Les clichés obtenus n’étaient pas naturels, et ne représentaient pas la vie quotidienne, mais une représentation de celle-ci.
Cependant, mener ce projet photo m’a mise face à un paradoxe qui m’émerveille encore. Ces deux types de photographie de rue, le type que Crawford et moi pratiquons, et celui de Humans of New York, visent la même chose : toucher du doigt ce qui nous rapprochent en dépit de nos différences ; recueillir les émotions quotidiennes qui se dégagent d’actes et de visages du quotidien. Pour ce faire, le premier type repose sur l’anonymat ; le deuxième type repose sur l’absence d’anonymat.
Vous voyez comme “anonymat” peut désigner deux choses différentes ? Pour vous, ça veut peut-être dire l’absence de votre nom et de votre adresse à côté d’une photo ; pour moi, ça veut dire que la photo elle-même ne dit rien sur vous : pas de nom, pas de commentaire. Juste le vous anonyme que n’importe qui peut croiser quotidiennement dans la rue. ![]()
Alors comment les nouvelles technologies impactent-elles la photographie de rue ? Par opposition à Crawford, je n’utilise qu’un semi-réflexe, celui que j’emporte partout avec moi, que je sois dans les rues d’Hiroshima ou dans l’arrière-pays en Alaska. Actuellement, c’est un Sony DSC-HX400V. Rien d’exceptionnel.
Dans son article, Crawford explique comment l’utilisation de technologies récentes lui donne parfois l’impression d’être un voleur. Clairement, utiliser un smartphone donne facilement à croire que vous chercher votre chemin sur Google Maps. Une GoPro vous rend pour ainsi dire indétectable. Mon sentiment, pourtant, c’est qu’il n’y a pas de grande différence entre prendre une photo à 50 mètres avec un semi-réflexe ou une photo à 5 mètres avec une GoPro. Mon sentiment, c’est que le caractère furtif de la photographie de rue est en fait une forme de garantie. Il évite une intrusion physique, ce qui anéantirait tout le naturel du cliché. Il évite aussi une intrusion morale qui mettrait la personne photographiée dans une situation de stress, de peur, de colère, de dilemme, ou qui la forcerait à “singer” sa vie pour faire plaisir à la personne qui tient l’objectif. A mon sens, ça donnerait à cette dernière une forme de pouvoir, une forme d’ascendance sur la personne photographiée, ce qui serait complètement contre-productif. Rappelez-vous : des clichés naturels, des actes du quotidien, des gens anonymes. ![]()
Bien entendu, du côté de la personne photographiée, il ne s’agit peut-être pas tant de définir artistiquement la vie privée, mais de la définir légalement. Et votre droit à l’image, dans tout ça ?
La légalité de la prise et de la publication de l’image d’une personne dépend beaucoup du pays dans lequel vous vivez. L’expansion des nouvelles technologies et la possibilité d’obtenir un cliché net sans avoir besoin de poser (et donc potentiellement sans avoir besoin de consentement) ont agité le débat mondial autour des versions modernes de la photographie de rue. De nombreux pays, et notamment les pays dits anglo-saxons, ont une approche plutôt libérale de la notion d’espace public et de liberté d’expression : ce qui est public est public, et l’art c’est l’art. Donc, la photographie de rue “ça passe”. “Ca passe” veut dire ici que la photographie de rue ne menace pas votre vie privée, en fonction de l’intention du ou de la photographe quant à l’utilisation des clichés. Les vendre à des tiers ou à une échelle industrielle (nous appelons ça des “ventes commerciales”), requiert la plupart du temps votre consentement, à vous personne photographiée. Avoir l’intention d’utiliser ces photos pour vous causer du tort est également condamnable. Pour moi en tant que photographe, les bonnes pratiques en photographie de rue ne sont pas tant une question de Loi qu’une question de respect de la personne que l’on a en face. Donc dans ces pays, un·e photographe peut prendre votre photo dans un lieu public, la publier dans un cadre artistique et la vendre à compte d’artiste (nous appelons ça des “ventes éditoriales”). En bref, “ça passe” signifie que la liberté d’expression et l’art priment sur le reste, en fonction des intentions du ou de la photographe. Certains pays en revanche ont une législation beaucoup plus répressive (par exemple l’Espagne, le Mexique, le Brésil et la Suisse). D’autres encore sont notoirement connus pour leur incapacité à se décider, comme la France, où chaque cliché est une bombe à retardement judiciaire pour le ou la photographe. Voilà qui a de quoi surprendre lorsque l’on sait que la France a pratiquement inventé la photographie de rue, avec les pionniers que furent Eugène Atget et Henri-Cartier Bresson. Entre leurs travaux et ceux d’autres pionnier·e·s comme Dorothea Lange aux Etats-Unis, la photographie de rue est bien vite devenue un art, dès la fin du 19ème siècle et bien avant que la notion de “consentement éclairé” ne soit mise en pratique. Ces travaux ont mené à bien d’autres au 20ème siècle, notamment ceux de femmes comme Berenice Abbott et Vivian Maier. Aujourd’hui, leurs photos ont une grande valeur culturelle et anthropologique. Certes, elles ont fait la gloire de ces photographes, mais pas celle des personnes photographiées. Néanmoins, ces photographies font partie de notre héritage culturel commun. Chaque cliché est le témoin d’un Quotidien à jamais disparu. ![]()
Il existe bien une raison pour laquelle le concept même de photographie de rue nous inquiète. Il existe bien une raison pour laquelle, dans cette rue où nous nous sommes habitué·e·s aux accros du selfie et aux caméras de vidéosurveillance, nous réalisons soudainement que nous sommes visibles.
Quand un·e photographe de rue dirige son objectif vers nous, nous devenons l’objet de la photo. Nous ne sommes pas juste pris·e·s en photo ; nous devenons des photographié·e·s. Il y a une intention dans ce cliché. L’espace de quelques secondes, quelque chose d’incroyable, quelque chose d’éminemment suspect, s’est produit : une personne inconnue s’est intéressée à notre existence. En dépit de l’abondance d’images, en dépit d’Instagram ou de Facebook, la plupart d’entre nous regrettons encore de n’être pas vu·e·s pour ce que nous sommes vraiment. La plupart d’entre nous vivons encore des vies invisibles. Pour la plupart d’entre nous, une grande partie du monde, surtout la partie qui se trouve juste en bas de notre rue, demeure terra incognita. Cette contradiction moderne ne change rien à l’attitude que nous avons conservé malgré des siècles d’avancées technologiques. Nous sommes encore ces étranges créatures apeurées, parfois haineuses. Nous avons tendance — admettons-le — à craindre ce que nous ne voyons pas, et à haïr ce que nous ne comprenons pas. Mon sentiment, c’est que la photographie de rue est l’un des moyens que nous avons de combattre cette peur, et d’éduquer cette haine. Elle crée entre nous un lien d’observation réciproque. Elle nous pousse chacun·e·s à la face de l’autre, que nous le voulions ou non. ![]()
Récemment, j’ai mené par écrit une petite introspection pour comprendre pourquoi j’ai commencé à photographier les visages d’inconnu·e·s dans la rue. Leurs visages. Quoi de plus privé, quoi de plus intime qu’un visage ?
Pointer mon objectif vers ces inconnu·e·s me force à les regarder, à les voir. Ca force celles et ceux qui plus tard parcourront mes séries de portraits à réaliser que les mêmes inconnu·e·s les entourent. Les mêmes “portions d’humanité”. Vous avez remarqué à quel point les gens deviennent émotifs en observant de la photographie de rue ? Moi j’aime les observer dans leur dos quand ça arrive ! C’est comme si ces gens ne regardaient pas simplement ces inconnu·e·s, mais qu’ils les sentaient. C’est comme si ces gens projetaient leur propre humanité sur ces clichés, et la récupérait immédiatement après qu’elle eut rebondi. Est-il donc si important que les personnes photographiées ne puissent jamais devenir leurs propres observatrices — autrement dit, qu’elles ne se rendent jamais compte qu’elles ont été photographiées ? Eh bien, pas vraiment. ![]()
Chaque personne photographiée est une observatrice potentielle pour d’autres personnes photographiées — que ce soit dans des expos, des bouquins, des comptes Instagram. Et les nouvelles technologies ont ouvert la possibilité pour chaque personne de devenir un jour photographe.
Mon sentiment, c’est que cette question de la réalisation qu’on a été pris·e en photo, émerge en grande partie de l’imaginaire et du lexique “prédateurs vs. victimes” que l’on a développé autour de la photographie de rue au cours des dernières décennies. En anglais on utilise le verbe “shoot” comme pour tirer avec un fusil, en français le verbe “braquer”. On débat de “consentement”. Alors quand je fais mon coming out de photographe de rue auprès d’ami·e·s qui ne connaissent pas bien cette forme de photographie, je les entends parfois se demander à voix haute si je ne verse pas un peu dans le voyeurisme, ou même le vol, et si je n’ai pas quelque chose qui ne tourne pas rond. Maintenant que vous le dites, je devrais peut-être aussi me poser des questions à voix haute. Cette personne que j’ai photographiée hier a-t-elle déjà commis un viol ? Et celle-ci est-elle une menteuse ? Celle-là a-t-elle déjà battu son enfant ? Et celle-là verse-t-elle dans l’escroquerie ? Ou alors peut-être que ces personnes sont toutes irréprochables. La vérité un peu gênante qui se cache derrière ma pratique de la photographie de rue est peut-être celle-là : quand j’appuie sur le déclencheur, tout cela ne compte plus. Pendant les quelques secondes qui séparent la mise au point du “clic”, tout ce qui me vient à l’esprit c’est : “Je suis un être humain, et toi aussi.” La sensation que ça me procure est incroyablement apaisante. Pendant quelques secondes, elle suspend le temps ; elle suspend l’identité ; elle suspend la peur. Et je crois bien que c’est la même chose qui se produit pendant les quelques secondes qu’une personne va accorder à l’observation de chaque cliché. La photographie de rue est-elle une forme d’activisme, je me le demande ? Est-ce là mon intention ? Pour moi en tant que photographe, elle est un acte qui vise à révéler l’humanité que nous partageons, à mettre le doigt publiquement sur ce qui nous unit tou·te·s — et ce en dépit de toute réticence individuelle ou de toute sanction pénale. N’est-ce pas cela, précisément, qui définit l’art ?
C.I.D
a recueilli des portraits dans les rues de Londres, Wellington, Motueka, Nelson B.C, Taos, Seattle, Lyon, Barcelone, Bath Somerset, Inverness, Leipzig.
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