Original English version here Quelques semaines ont passé depuis le début de la nouvelle année scolaire. Ma femme et moi sommes déjà bien ancrées dans notre routine d’enseignement. Le mardi soir est celui où nous nous sentons le plus comme deux vieilles dames : ça fait deux jours que la semaine a commencé et nous devons encore affronter les trois jours suivants. Nous devons encore nous lever avant l’aube, préparer des exercices, gérer un emploi du temps, répondre aux emails de mes étudiants, corriger ses DS. Ce jour-là, généralement, notre dîner consiste en un bol de gruau. Quand l’envie nous en prend (surtout l’hiver lorsqu’il fait froid et sombre par la fenêtre), nous sélectionnons un soir (généralement le mercredi soir) et nous nous servons un verre de vin à la maison avec des craquottes et du fromage. Chacune étend ses jambes sur le fauteuil de l’autre et nous nous massons les pieds. Nous papotons au sujet de cette première moitié de semaine et nous échangeons les derniers potins circulant d’une classe à l’autre. Nous passons notre temps à courir. Entre les salles de classes, entre le train et le bus, jusqu’aux toilettes, pour faire signer un formulaire, ou encore dans notre tête, pour nous souvenir (mince !) du prénom de l’élève ou de l’étudiant que nous nous apprêtons à saluer. Encore eux. Chaque jour, il existe un moment (généralement dans les transports du soir), où je pense à eux. Pas à eux en tant que masse informe, mais à eux en tant que somme d’individus. Je reconstitue dans ma tête le puzzle inextricable de tous leurs visages et je me demande où ils seront et ce qu’ils feront dans quelques années. Je me soumets à la question. Etait-il sage de ma part de conseiller à celle-ci de choisir cette carrière ? Etait-il avisé de ma part de dire à celui-ci qu’il devrait partir étudier à l’étranger ? Je me demande si mon cours de l’après-midi n’était pas trop ennuyeux, ou si je n’étais pas trop portée sur la blague facile pendant le cours du matin (j’aime les entendre rire ! Mais du coup, me prennent-ils pour un clown ?) J’aime les entendre rire parce que, parfois, j’ai cette foule face à moi et je peux ressentir la somme de toutes les tensions. Les terreurs. Les doutes. Les rêves. L’indifférence. Les terreurs au sujet de cette indifférence et les doutes au sujet de ces rêves. Ca a un drôle d’effet sur moi. Il y a toutes ces notions théoriques avec lesquelles je dois jongler en permanence — trois, quatre, cinq à la fois (il doit y avoir un cirque dans le coin, parce que je peux entendre sa fanfare). Et tout à coup je suis là à me demander la raison de ma présence. Suis-je là pour leur enseigner des notions ? Pour les détendre ? Pour les inspirer ? Je me souviens de ce rendez-vous dans mon bureau. Elle avait des problèmes pour comprendre une notion bien spécifique. Elle était inquiète pour l’examen final et j’avais accepté de la rencontrer deux ou trois fois après les cours pour ré-expliquer et re-formuler les choses pour elle. Le jour du premier rendez-vous, je m’étais servi une tasse de thé et j’avais préparé quelques exercices. Elle est entrée, a répondu à quelques-unes de mes questions qui visaient à déterminer plus précisément où se situaient ses difficultés et là, elle s’est mise à pleurer. La veille au soir, ses parents avaient décidé de placer son frère en hôpital psychiatrique parce que sa schizophrénie le rendait désormais trop agressif. Elle-même vivait avec sa compagne, à plusieurs dizaines de kilomètres de sa famille. Il n’y avait rien qu’elle puisse faire pour son frère. En gros, en ce moment, c’était pas la joie. Elle pleurait et pleurait et pleurait et s’excusait et sanglotait et pleurait. J’ai alors fait la seule chose que je sache faire en pareil cas : je lui ai servi une tasse de thé et je lui ai demandé si elle voulait du sucre. Alors que j’attendais en silence qu’elle s’arrête de pleurer, m’occupant moi-même de son sachet de thé et de la température de son eau, je me suis dit que, peut-être, tout l’intérêt de ma présence dans cette pièce (et peut-être même tout l’intérêt de mon existence en ce jour et en ce lieu) résidait dans ce rôle bien précis : être celle qui lui servirait une tasse de thé. Le service du thé a une fonction civilisatrice. Il s’agit de l’assertion silencieuse et unanime que le monde n’est en aucun cas sur le point de basculer et que nous occupons les chaises confortables d’un petit salon attenant à la salle du dîner. Il est 17 h et toute la journée durant le temps fut au beau fixe. Nous avons passé le rendez-vous à parler de son frère et de sa compagne. Nous avons parlé du fait qu’elle n’était pas responsable de la maladie de son frère ; que sa compagne devait sans doute souffrir tout autant qu’elle de la situation ; que son bien-être à elle était essentiel parce qu’il conditionnait toute l’aide et le soutien qu’elle pourrait apporter à son frère et à sa famille le moment venu. Ce jour-là, je crois que j’ai eu une épiphanie. Ce truc qu’il y a entre moi et mes étudiants. Je leur apprends à apprendre, mais je leur apprends surtout à vivre. En retour, ils m’apprennent à faire quelque chose de ma vie. Année après année, nous apprenons ensemble. Ils ne savent pas que j’écris ces lignes. Ils ne savent pas à quel point ils comptent. C.I.D
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