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La Littérature de Voyage est-elle Genrée ?

12/12/2017

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Retranscription d'une Conférence donnée lors de la Japan Touch
​(Lyon, 2 décembre 2017)

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Bonjour à toutes et tous,

Je suis Carrie Speaking et je fais quelques stands plus loin une Expo Photo qui s’appelle “Meian”. Mais je suis surtout autrice et photographe indépendante. J’écris essentiellement sur le voyage, mais aussi sur le féminisme, la photographie et les droits LGBT.

Alors l’espace de 20 minutes, je vous propose de partir ensemble à Londres, dans les jungles du Congo et du Mexique, sur la côte ouest des Etats-Unis, en Iran, en Amérique du Sud et au Japon, pour nous poser ensemble cette question : La littérature de voyage est-elle genrée ?
​Nous sommes en 2017. Je donne la parole à Leyla Giray Alyanak, journaliste et reporter américaine vivant en Rhône-Alpes, et autrice du blog Women On The Road :
La littérature de voyage écrite par les femmes est bien autre chose que des récits au sujet de lieux où l’on peut aller — elle est le témoignage de ce que c’est, que d’être une femme devant faire face à un lieu qui lui est étranger. (traduction : C.S.)
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Je rapporte à présent la teneur des propos de Barbara Schaff, Professeure d’Université spécialiste de la question du genre dans les récits littéraires, qui s’exprimait il y a un mois dans une conférence à Berlin sur les femmes et la littérature de voyage :
A partir du XIXème siècle, les femmes font pour de bon leur entrée sur la scène littéraire du récit de voyage. Dès lors, on trouve deux styles : les hommes partent à l’aventure, les femmes partent à la découverte d’elles-mêmes ; les hommes ont accès à l’éducation et peuvent être savants et plus tard scientifiques ; les femmes n’ont qu’une éducation domestique et émotionnelle ; les hommes décrivent un environnement qu’ils analysent ; les femmes parlent des émotions qu’elles ressentent dans un environnement qu’elles découvrent. (résumé : C.S.)
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Remontons un petit peu le temps. Je donne enfin la parole à Virginia Woolf, dans un récit de voyage fictionnel écrit en 1915 et intitulé La Traversée des Apparences, où elle exprime son opinion non pas à travers la bouche de son héroïne, mais à travers la bouche d’un personnage masculin :
Considérez simplement ceci : nous sommes au début du XXème siècle, et jusqu’à il y a quelques années aucune femme n’était sortie de l’ombre et n’avait dit quoi que ce soit. Voilà ce qui se passait à l’arrière-plan, pendant tous ces milliers d’années, cette vie curieuse, silencieuse, et non représentée. Bien sûr nous sommes toujours en train d’écrire à propos des femmes — à les malmener, à les moquer, à les idolâtrer ; mais ça n’est jamais venu des femmes elles-mêmes. Je crois sincèrement que nous n’avons toujours pas la moindre idée de comment elles vivent, de ce qu’elles ressentent, de ce qu’elles font, précisément. Si l’on est un homme, les seules confidences que l’on reçoit proviennent de jeunes femmes au sujet de leurs amourettes. Mais la vie des femmes de 40 ans, des femmes non mariées, des femmes qui travaillent, des femmes qui tiennent des échoppes et élèvent des enfants, des femmes comme vos tantes ou Mme Thornbury ou Mlle Allan — on ne sait rien du tout à leur sujet. […] C’est le point de vue des hommes qui est représenté, voyez-vous. Figurez-vous un train : quinze wagons, tous pensés pour des hommes qui veulent fumer. Est-ce que ça ne vous fait pas bouillir le sang ? Si j’étais une femme, je ferais sauter la cervelle de quelqu’un.

Est-ce que vous ne vous moquez pas beaucoup de nous ? Ne pensez-vous pas que tout ceci n’est qu’une vaste fumisterie ? Vous, je veux dire. Comment est-ce que cela vous frappe ? (traduction : C.S.)
Ce que veut dire Virginia Woolf ici, c’est que l’espace public n’était à l’époque raconté qu’à travers le regard des hommes.  

Ce que veut dire plus généralement Virginal Woolf, dans le cadre du voyage fictionnel de son héroïne, c’est que le regard des femmes sur l’espace public est différent de celui des hommes, parce que leur vie toute entière y est différente.

​Or, il se trouve que le principe même d’un récit de voyage, c’est de rapporter des choses qui se sont passées dans l’espace public. L’on voyage différemment dans l’espace public si l’on est un homme ou une femme ; et ainsi, le récit que l’on livre a toutes les chances d’être différent, dans son contenu mais aussi dans sa forme.
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Revenons à notre époque, en 2006. Cette année-là, un grand auteur et éditeur de littérature de voyage (1) écrivait, avec les meilleures intentions du monde :
[Cet autrice] prouve [dans le présent volume] que l’aventure n’est pas le domaine exclusif des hommes. (traduction : C.S.)
En 2010, une autrice de voyage (2), justement, s’exclame dans un article :
Les hommes semblent dominer la littérature de voyage… ou tout du moins la culture populaire qui lui est rattachée.
Elle mentionne toutes les listes que l’on trouve sur internet, et plus particulièrement les listes de “livres à lire” (vous voyez le style ? 10 Livres De Voyage à Lire avant de Mourir). Dans toutes ces listes, les femmes sont sous-représentées. Par exemple, l'une d'elles cite 25 bouquins, dont 3 seulement écrits par des femmes. Et qui sont ces femmes ? Alexandra David-Néel (pour un ouvrage écrit en 1927) et Beryl Markham (pour un ouvrage écrit en 1942). Egalement Robyn Davidson, l'incontournable autrice de Tracks, plus récemment en 1980.

Concernant Beryl Markham tout d’abord. Laissez-moi souligner que l’auteur de la liste conseille les yeux fermés le livre de Beryl Markham, en qualifiant l’autrice de, je cite, “charmante”.

Concernant Alexandra David-Néel enfin. Je suppose que vous la connaissez. C’est la dame qui est partie au Tibet interdit déguisée en mendiante tibétaine. C’est une grande dame, c’est sûr. Mais dans la littérature de voyage, on a ce qu’on appelle “le Point David-Néel”. C’est un peu l’équivalent du “Point Marie Curie” en sciences. Il met fin à tout débat sur les inégalités de genre. “Regarde David-Néel ! Elle est éditée et célébrée de partout ! Tu vois bien que la littérature de voyage n’est pas sexiste !”

Bon, tout ça pour dire que l’autrice qui s’énerve sur ces listes de bouquins a raison. Moi-même, j’étais mal à l’aise en la lisant. Ca faisait deux ans que je publiais une revue annuelle de récits de voyage que j’avais lus. J’ai vérifié : tous les livres que j’avais sélectionnés jusqu’alors étaient écrits par des hommes. Sur mes étagères, idem. Des explorateurs de l’Arctique, à Promenons-Nous dans les Bois de Bill Bryson, en passant par Jack London.
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Alors j’ai mené une petite expérience. Pendant un an, j’ai refusé de lire tout récit écrit par un homme ; à la place, j’ai chiné ceux écrits par des femmes.

Le truc, c’est que j’avais récemment fait l’acquisition de L’Usage du Monde de Nicolas Bouvier. Vous avez dû déjà le voir un peu partout : le gars est une pointure de la littérature de voyage française. C’est son érudition et son style littéraire, qui le caractérisent. Il a fait dans les années 1950 un extraordinaire voyage à moindres frais et en tant qu’artiste, des Balkans à l’Afghanistan.

C’est en planifiant déjà mon entreprise féminine (et féministe), que j’ai donc lu ce bouquin, pour finir ma pile de “livres à lire” avant de me lancer dans autre chose. Malheureusement pour Nicolas Bouvier, je l’ai vite regretté.

​Dans les points positifs, je note que l’auteur a une plume en or et est capable de citer Hérodote en toutes circonstances :
Les marchands de bois du Bazar traitaient avec plusieurs tribus, depuis longtemps déjà et sur un pied d’entière confiance. On prétendait bien que, de loin en loin, autour de Rézaïé, les Kurdes se permettaient encore d’enlever une de ces Arméniennes dont ils sont si friands, mais c’étaient surtout les filles qui répétaient ces histoires pour montrer à quels extrêmes leur beauté pouvait conduire, et je n’ai jamais eu vent d’un seul cas précis. Quoi qu’il en soit, les affaires n’en pâtissaient pas. Comme les Perses l’avaient déclaré voici longtemps déjà à Hérodote : Enlever les femmes, évidemment, c’est malhonnête; mais prendre les choses à cœur au point de vouloir les venger, quelle folie ! Les gens sérieux ont autre chose à faire.
Autre point positif, il arrive à traiter l’actualité de son époque avec légèreté, ce qui lui donne certainement un moral d’enfer malgré les difficultés du voyage :
[Une femme travaillant dans un journal local s’adresse à lui] “Chez vous, les femmes ne votent pas. Faites-nous une page là-dessus. Votre sentiment. Allez-y carrément.” Je n’avais pas d’opinion arrêtée, j’écrivis pourtant que c’était bien ainsi, peut-être parce qu’après quelques semaines de Yougoslavie, j’aurais souhaité voir les femmes militer un peu moins et se soucier de plaire un peu plus.
Enfin, j’ai apprécié sa capacité à peindre de manière vivante les inconnus qu’il rencontre, et de montrer son ouverture d’esprit en les complimentant au passage. Par exemple au sujet d’une femme de ménage :
Un jour que je lui avais par mégarde répondu en allemand, elle s’arrêta brusquement, posa ses seaux qui débordèrent et me sourit, découvrant des dents cassées. J’aurais préféré qu’elle se délestât un peu plus loin, mais c’était un très beau sourire avec quelque chose de féminin et de mutin si surprenant chez cette grosse truie.
Pauvre Nicolas Bouvier ! Tout ce voyage narré en centaines de pages, toutes ces pistes pleines de brigands, de voleurs et de dangers naturels, tout cela pour que presque 70 ans plus tard, une femme assise sur une table dans une salle préfabriquée choisisse précisément ces passages pour le citer ! Nicolas, je suis désolée, mais tu es mal tombé. J’étais de mauvaise humeur, les hormones sans aucun doute, et je m’attendais à mieux de la part d’un auteur si célébré et ayant eu la chance de sortir vivant d’un périple si fascinant.
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Revenons donc à nos moutons et à ma petite expérience. Je vous propose de comparer quelques passages de récits de voyage qui font référence à des situations ordinaires lorsque l’on est un peu baroudeur ou baroudeuse.

​Comme faire du stop, par exemple.
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Je prend One For The Road de Tony Horwitz, un récit que j’ai beaucoup aimé. L’auteur est en Australie, où il entreprend un grand voyage en stop à travers le bush. Il a des mots intéressants pour qualifier ce mode de déplacement.
Faire du stop, c’est parfois comme se tenir sur le bord d’une rivière avec une canne à pêche. Vous êtes l’appât, seul en compagnie du ciel et de la route, et vous attendez avec la patience d’un pêcheur à la mouche qu’une voiture vienne mordre à votre pouce. Et tout comme un pêcheur, vous passez le temps à rêver d’une belle prise. (traduction : C.S.)
On sent qu’il est à l’aise. Il est à la fois appât et chasseur. C’est lui, le prédateur.
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Je prends maintenant Wild de Cheryl Strayed, un récit que j’ai également beaucoup aimé. L’autrice entreprend de randonner sur 1700 kilomètres de la Piste des Crêtes du Pacifique.
Je me tenais au bord de cette nationale juste après Chester pour faire du stop, quand un homme dans une Chrysler s’arrêta et sortit de son véhicule. “Tout va bien” pensais-je, tandis que l’homme qui conduisait la Chrysler s’avançait vers moi le long de la glissière. Mais j’avais soudain mal au ventre tandis que j’essayai, en quelques fractions de secondes, de décoder ses intentions. (traduction : C.S.)
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J’ai également comparé quelques interactions.

J’ai trouvé un bel exemple : une situation où l’auteur / l’autrice entr’aperçoit la vie domestique et intime d’une femme. Nous avons d’un côté Will Ferguson au Japon, dans Hokkaido Highway Blues, et de l’autre Mary Morris, dans Nothing To Declare.
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Will Ferguson est assis chez un couple japonais qui l’a invité à dîner.
Mme Migita débarrassa la table de tout le désordre et des débris que nous y avions laissé, et son mari et moi nous mîmes à notre aise, comme deux seigneurs féodaux. Ca peut paraître sexiste et politiquement incorrect — et ça l’est — mais j’avais appris depuis longtemps qu’offrir mon aide, ou pire, insister, n’aurait fait qu’humilier Mme Migita. (traduction : C.S.)
Will Ferguson n’est pas intime avec Mme Migita, mais même à travers son récit, on ne sait rien d’elle : son regard, son apparence, ce qu’elle pense.
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Mary Morris est au Mexique chez elle avec sa voisine, pauvre et mère célibataire. Cette voisine lui a révélé comment sa mère l’avait abandonnée. En tant que narratrice, Mary Morris se met dans la peau de la mère de sa voisine :
Elle ne nourrit l’enfant qu’une fois. Puis, elle la déposa devant la porte d’une vieille femme et l’y laissa. C’est après cela qu’elle disparut. Peut-être s’est-elle laissée emporter par les eaux rapides de la rivière. Mais je pense plutôt qu’elle est partie errer dans la sierra, où elle se cache encore à ce jour. Elle était une femme invisible et il était facile pour elle de disparaître. Une femme sans substance, la femme que les gens ne voyaient pas. (traduction : C.S.)
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​Une situation de danger, à présent.
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Partons avec Mike Horn à la Latitude 0 de la planète, dans une forêt au Congo, où il est en train… de se fait traquer par une bande de pirates.
Mais les techniques de guérilla et de combat dans un environnement comme celui-ci, je connais. J’étais déjà dans les commandos sud-africains quand ceux qui me traquent, gamins, jouaient avec leur première kalachnikov. […] Je quitte la piste et m’enfonce dans la jungle… Mes poursuivants sont loin derrière, mais je sais qu’ils me suivent à la trace. J’avance tout droit sur une certaine distance ; puis je commence à décrire un très grand cercle, lequel finit par me ramener à mon point de départ. Je me cache et je ne bouge plus. […] J’ai mis environ deux heures pour effectuer ce cercle. Au rythme où ils vont, il devrait leur en falloir trois pour revenir ici. Gentiment, je leur ai laissé de belles traces, bien visibles, pour qu’ils ne risquent pas de se perdre. (traduction : C.S.)
On sent qu’il est à l’aise. Ou en tout cas, il prétend l’être dans son récit.
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Adaptation cinématographique de Wild (réalisateur : Jean-Marc Vallée)
On rejoint Cheryl Strayed, toujours dans Wild, dans une forêt de l’Oregon, aux USA, où elle se fait traquer… par un chasseur local.
J’étendais ma bâche et je dépliais ma tente quand le blond est reparu. Dès que je l’ai vu, j’ai su que mon instinct n’avait pas menti. Que j’avais eu raison d’avoir peur. Qu’il était revenu pour moi.
— Je croyais que tu devais y aller, dit-il.
— J’ai changé d’avis, répondis-je.
— Tu as essayé de nous embrouiller.
— Non, pas du tout. J’ai juste changé d’…
— Tu as changé de vêtements aussi, dit-il d’un ton suggestif, et ses mots se répandir dans mes tripes comme les plombs sortis d’un fusil. Mon corps tout entier rougit de savoir que lorsque j’avais enlevé mes vêtements, il avait été là, à me regarder.
— J’aime bien ton fute, dit-il avec un petit sourire. Il enleva son sac à dos et le posa au sol.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, murmurai-je la bouche anesthésiée ; mais je pouvais à peine entendre mes propres mots à cause de la sonnette d’alarme qui sonnait dans ma tête. Cette sonnette d’alarme étaient la réalisation que toute cette randonnée de plusieurs mois sur la Piste des Crêtes du Pacifique avait eu toutes les chances de finir comme ça. La réalisation que quel que soit mon degré d’endurance ou de courage, quel que soit la confiance que j’avais en mon entreprise solitaire, j’avais essentiellement réussi parce que j’avais eu de la chance et que si ma chance disparaissait maintenant, c’était comme si tout ce que j’avais accompli avant n’avait jamais existé, et que cette nuit-là pourrait bien annihiler tous les jours qui avaient précédé.
— Je te dis que j’aime ton fute, répéta l’homme avec une pointe d’irritation. Il te va bien. Il met en valeur tes hanches et tes jambes.
— Ne dites pas ça, s’il vous plaît, dis-je de la voix la plus assurée que je pouvais produire.
— Quoi ? Je te fais un compliment ! Un mec peut plus faire un compliment à une fille ? Tu devrais être flattée.
 — Merci, dis-je dans une tentative de le calmer, me haïssant au passage pour cela. Mon esprit glissa vers le couteau suisse qui était trop loin dans la poche en haut à gauche de mon sac à dos. Il glissa vers l’eau pas encore bouillante qui était dans la casserole sans poignée sur mon feu. Puis il finit par atterrir sur les flèches de chasse qui pointaient hors du sac de cet homme. Je pouvais sentir la ligne invisible entre ces flèches et moi comme si c’était un câble électrique. S’il essayait de me faire quoi que ce soit, j’attraperais une de ses flèches et la lui planterais en travers de la gorge.
​Permettez-moi d’ajouter : #metoo
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On voit à travers le récit de Cheryl Strayed et son immense succès que les choses ont changé depuis le XIXème siècle : premièrement, une femme se retrouvant dans une telle situation n’aurait jamais osé, à l’époque, admettre publiquement qu’elle s’y était retrouvée. Deuxièmement, si le harcèlement en voyage a toujours été monnaie courante pour les femmes, jusqu’à récemment il restait tabou.  

La lecture de ces récits modernes de femmes a un effet rétroactif intéressant : ils rendent… “particulière” la lecture de récits plus anciens écrits par des hommes. Je suis navrée de citer, encore, Nicolas Bouvier. Dites-moi : à présent que nous avons lu ensemble ce passage de Wild, comment ce passage de L’Usage du Monde sonne-t-il à vos oreilles ?
De cette cour, on peut apercevoir au bas de quelques marches une cave sombre, fraîche, et sillonnée de cafards où des ménagères en tchador à fleurettes s’accroupissent pour préparer leur rata. Glapissements, querelles, odeurs fortes : c’est la chambre des femmes.
​Mais moi j’ai mieux : sur la terrasse où j’ai tiré mon lit, donne une chambre occupée par une famille de Bahrein qui va au pèlerinage de Méched avec une jeune servante tzigane : ce que j’ai vu de plus beau depuis longtemps. Elle porte un mouchoir vert sur la tête, un caraco rouge qui couvre ses bras et ses seins, et des pantalons flottants de la même soie verte que le mouchoir, serrés aux chevilles par deux anneaux d’argent. La nuit, elle vient silencieusement boire à l’outre de cuir laissée au frais devant la porte. Je n’ai jamais vu personne se mouvoir avec cette légèreté ! Quand elle a bu, elle reste assise sur ses talons à regarder le ciel. Elle me croit endormi. J’entrouvre un œil, je ne bronche pas, je la regarde : les pieds nus, le jet sombre et divergent des cuisses, la ligne du cou tendu et les pommettes qui brillent dans le clair de lune. C’est parce qu’elle se croit seule qu’elle est si émouvante et libre d’attitude. Au moindre geste elle s’enfuirait. Je fais le mort, j’étanche, moi aussi, ma soif en faisant provision de grâce. C’est bien nécessaire ici où tout ce qui est jeune et désirable se voile, se dérobe ou se tait.
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Ce que j’ai pris le temps de lire avec vous aujourd’hui n’est pas anecdotique. C’est assez général dans la littérature de voyage. On en fait, comme je vous l’ai dit, des conférences internationales. Alors quelles réactions cet état de fait suscite-t-il ? Eh bien, des réactions différentes, selon où l’on regarde.

Le monde de l'édition fait des efforts sur le plan de la visibilité des récits de femmes, mais continue de les marketer pour leurs “caractéristiques féminines” (par opposition aux “caractéristiques masculines” des récits d’homme).  

​Parfois, le choix des couleurs vient aider les libraires à bien identifier le genre des personnes héroïques qui font l’objet du livre — sans doute afin de mieux organiser leurs étagères…
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Rappelez-vous, en guise de comparaison, le choix éditorial concernant la couverture du récit de Mike Horn…
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Les choix marketing varient selon les pays. En France, j’ai noté que les couvertures de livres étaient souvent plus genrées qu’aux USA. Chez les maisons d'édition françaises par exemple, l’autrice de voyage mondialement connue Elizabeth Gilbert voit systématiquement la vie en rose…
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...comme beaucoup d’autrices à succès françaises, toutes littératures confondues.
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Quant aux autrices, eh bien, comme moi, elles râlent.

Les auteurs, enfin, ne disent pas grand chose pour l’instant.  

Et certain·e·s critiques littéraires s’en prennent directement aux autrices. L’une de ces critiques (car c’est une femme) (3) écrit par exemple au sujet de Elizabeth Gilbert, autrice de Eat, Pray, Love :
[Elle] s’intéresse plus aux détails de sa récente rupture qu’à ce qui se passe dans le pays où elle se trouve… (traduction : C.S.)
​Et de continuer :
Nous n’avons plus besoin que des hommes viennent nous expliquer ce qui se passe à l’autre bout du monde, pas plus que nous n’avons encore besoin de femmes pour nous dire que nous avons le droit d’avoir une vie en-dehors du mariage et de la famille. (traduction : C.S.)
Alors ça, en tant qu’autrice moi-même, je n’en suis pas si sûre. Prenons encore l’exemple de Wild, puisque le bouquin est si connu. Les maisons d'édition ont clairement marketé le bouquin comme des “mémoires”, comme une “introspection”, comme “un livre écrit par une femme”. A quel point ont-elles orienté en ce sens les corrections proposées à l’autrice, je ne sais pas. Mais ces mêmes maisons d'édition ont aussi pris un risque : elles ont laissé Cheryl Strayed s’exprimer sans pudeur au sujet de sa vie sexuelle le long de la piste. Et ça, ça a choqué des lectrices.

Sur le site Goodreads, dans les critiques négatives, les hommes ont tendance à critiquer Cheryl Strayed pour son manque d’assurance, les risques qu’elle prend en tant que femme seule et mal entraînée. Les lectrices, en revanche, l’attaquent sur le fait, justement, qu’elle parle de “sa vie en-dehors du mariage et de la famille” :
Mais le message qu’elle veut vraiment que vous reteniez de sa prétendue incroyable expérience d’un changement total de personnalité grâce à la Piste des Crêtes du Pacifique, c’est qu’elle est indiciblement sexy, et que rien qui ne soit pourvu d’un pénis ne peut lui résister. Sa chaudasserie sans bornes devient un thème tellement important que j’ai commencé à éclater de rire à chaque fois qu’elle décrivait un autre homme exprimant son attirance pour sa dégaine irrésistible de randonneuse. J’ai beaucoup ri, ô lecteur. J’ai beaucoup ri. Ne vous inquiétez donc pas pour elle. Le peu de gens qui n’avaient pas envie de la prendre avec leur bâtons de randonnée lui vouaient aussi un culte, pour des raisons qu’elle parvient toujours à trouver. (traduction : C.S.)
​Sur internet, on appelle ça du #slutshaming.
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Alors on le voit : depuis l’époque victorienne, la trame de fond n’a pas beaucoup changée : les femmes ne peuvent toujours pas vivre le monde comme les hommes, et leurs récits sont le reflet de cela. Le monde de l’édition ne fait encore pas assez d’efforts, à mon goût, pour inverser la tendance : la représentation des femmes augmente, mais avec elle également les codes genrés dans le marketing et le design des ouvrages.  

Par ailleurs, je m’interroge : un homme soumettant un récit “sensible” et non “intrépide” serait-il publié sans être corrigé ? Un auteur de voyage a-t-il déjà tenté de soumettre un tel récit, ou est-ce que ça ne vient pas à l’idée des auteurs, par sexisme intégré ou par conscience d’une pression de la société ?

Comme dans l’espace public, les femmes sont cataloguées et vendues pour leur fragilité, leurs doutes, leurs émotions.

​Et comme dans l’espace public, les hommes sont catalogués et vendus pour leur force, leur confiance, leur sang-froid. La seule exception à cela que j’ai pu trouver, c’est la littérature de voyage comique, comme celle dans laquelle s’est spécialisé Bill Bryson, auteur de Promenons-Nous dans les Bois, qui se décrit lui-même comme étant en surpoids, peu aventureux et doté d’un grand sens de l’auto-dérision. Voilà : un homme qui a peur, qui n’a pas confiance, qui n’a pas de force, eh bien, c’est drôle.
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Bien sûr, j’aurais aimé que Cheryl Strayed nous explique avec sang-froid et goguenardise comment elle a effectué de grands cercles pour faire tourner son traqueur en bourrique. Mais, pour émettre un souhait plus réaliste, j’aurais personnellement bien aimé que Mike Horn nous fasse part de la terreur qu’il a, à n’en pas douter, ressenti dans cette jungle congolaise. J’aurais aimé que Will Ferguson n’hésite pas, comme l’a fait Mary Morris, à imaginer la vie de Mme Migita.

J’aurais aimé que l’exploration intrépide d’une part, et le voyage intérieur d’autre part, ne soient pas ainsi dissociés le long de lignes de séparation des sexes et des genres.

J’aurais aimé que le voeu pieux de Jason Wilson (4), auteur et éditeur, se réalise pleinement. Laissez-moi donc le citer, pour terminer cette conférence comme je termine mon expo “Meian” à quelques stands d’ici (traduction :
​C.S.)
 :
“Plus nous en savons sur les choses particulières, écrivait Spinoza il y a longtemps, plus nous en savons sur Dieu”. Ceci n’est peut-être jamais aussi vrai qu’en ce qui concerne les récits de voyage. Avoir une personne rapportant des choses particulières dans son récit de voyage, des petites choses, des manières spécifiques qu’ont les gens d’agir et d’interagir, est peut-être le meilleur moyen d’aller au-delà des clichés que nous échangeons au sujet de différents lieux, de différentes cultures, et au sujet de nous-mêmes.

Notes
(1) Tim Cahill, “The Best American Travel Writing 2006”.
(2) Hailey Hirst.
(3) Jessa Crispin.
​(4) Jason Wilson, “The Best American Travel Writing 2000”.

Merci pour votre attention,
C.I.D

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1 Comment
Irène link
11/3/2018 15:09:03

J'ai très envie de lire Wild, en regardant le film je me suis dit que nécessairement, l'ouvrage devait avoir une plus grande profondeur encore !
Récemment sur twitter j'échangeais autour du fait que je constate régulièrement depuis des années à quel point je lis peu de femmes. Cela commence tout juste à changer, mais je crois qu'une des raisons à ça est mon attirance pour la littérature plus "journalistique", pour les fresques historiques... Je suis plus souvent frileuse lorsque le point de vue est très personnel, avec une narratrice qui parle à la première personne etc. Mais ce constat me fait réfléchir... et je pense essayer de faire bouger un peu les choses à mon échelle

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