Original English version here Quelques jours après le début de ma dispo et mon arrivée au Canada, j’ai reçu un email d’une étudiante. L’email commençait avec la déclaration suivante : les examens de fin de semestre avaient été notés et, en conséquence, elle pouvait s’autoriser à m’envoyer cet email. Elle m’a écrit pour dire ❤ Merci ❤. Elle m’a écrit pour dire qu’elle avait passé trois super années de licence et que c’était en partie grâce à moi. Elle m’a écrit pour dire que j’étais à la fois exemplaire et cool, une prof à la fois douée et humaine. Que j’avais de l’esprit et de l’humour. Qu’elle avait toujours gardé une place dans son coeur pour ce genre de profs, et que j’en faisais partie. De temps en temps, je reçois ce genre d’emails. Admettrais-je même que je les sauvegarde tous dans un fichier texte, afin qu’ils survivent à chaque génération d’adresse email que j’aurai au cours de ma vie ? C’est dur d’être la super-héroïne de vos étudiants. Vous devez toujours vous tenir prête à voler à leur rescousse dès les premières notes d’un cri de désespoir poussé depuis le recoin le plus sombre de l’amphithéâtre, aux heures les plus sombres des examens finaux. Vous devez toujours vous tenir prête à produire un examen blanc dès que vous sentez votre groupe sombrer dans les marécages de l’angoisse. Vous devez toujours vous tenir prête à répondre avec esprit à une question difficile et avec humour à une question impertinente. Vous devez toujours vous tenir prête à discourir des heures alors même qu’une trachéïte vous a laissée aphone. Vous devez toujours être à l’heure, même quand votre train est resté bloqué dans la neige et que votre tramway a embouti une bagnole mal garée. Vous devez toujours vous tenir prête à vous réjouir lorsque l’un d’eux vous dit avoir été accepté dans cette université étrangère réputée pour son année d’échange ; vous devez toujours vous tenir prête à verser une tasse de thé lorsque l’un d’eux se met à pleurer. Vous devenez toujours être efficace et souriante et patiente, même quand un ami à vous est mort le jour précédent. Même quand vous avez passé une mauvaise journée. La raison en est simple : des amis à eux meurent aussi. Eux aussi passent des mauvaises journées (des parents se déchirent, des proches harcèlent, des notes chutent, des médecins diagnostiquent, des perspectives d’emploi demeurent incertaines et terrifiantes). Dans ces ténèbres parfois impénétrables, c’est vous l’adulte (ce n’est pas une question d’âge ; c’est une question de statut). C’est vous que l’institution a placé au poste de responsable. C’est vous qui dites que tout ira mieux. C’est vous qui savez. C’est vous qui portez le masque. C’est vous le super-héro. Si seulement ils savaient. L’édifice qui s’effrite derrière le masque. Les rides sur mon front, que je n’avais pas en commençant. La volonté de faire autre chose de ma vie. Les raisons derrière ma dispo. Ils croient que leur super-héroïne a fini par s’ennuyer, quelque part au milieu de ses 60 heures de tâches surhumaines hebdomadaires. Ils croient qu’elle avait besoin d’un nouveau défi, d’une aventure dans les parties les plus froides d’un pays sauvage où elle parlerait mille sabirs exotiques. Ils croient qu’elle crevait d’envie de faire travailler ces muscles fatigués de soulever des piles d’examens. Ils ne savent pas que j’ai manqué de courage. Que j’ai pris la tangente. Que cette dispo était en fait une fuite lâche face à l’indécision. C’était une supplique pour qu’on me donne plus de temps. Ils ne savent pas que je suis fatiguée d’être leur super-héroïne. Que je suis fatiguée de dédier ma vie au monde universitaire. Que tout ce dont j’ai envie, c’est de me tenir debout dans un champ sous la neige, d’ouvrir grand mes bras et de remplir mes poumons d’air libre. Que je veux écrire un nouveau chapitre de ma vie, en inventer chaque nouvelle ligne. Que mon boulot, par opposition à bien des boulots moins privilégiés, me donnait l’option de fuire pour un temps, et que j’ai profité — jouissivement — de cette option. Que j’en suis arrivée à mépriser de nombreux aspects de mon boulot et que moi, leur super-héroïne, ne continue d’enseigner que par leur faute. Ils ne sont pas au courant pour les bourreaux de travail aigris, les émérites pompeux, les rivalités insensées. L’égocentrisme des heures de travail passées à l’extérieur de la classe : remplir des formulaires superflus pour demander un peu d’argent pour des projets rédigés à la hâte, tout ça pour répondre à une exigence administrative de formulaires superflus et de projets rédigés à la hâte en échange d’un peu d’argent. Ils ne savent pas que je les ai trahis, et que ce sentiment de culpabilité a pris le dessus : je les forme avec enthousiasme à un boulot pour lequel j’ai perdu tout enthousiasme. Pendant que je rédigeais cette confession, une autre étudiante m’a écrit. Elle a dit que je leur manquerais ce semestre. J’imagine que tout l’intérêt de cette confession, c’est de dire qu’eux aussi ils me manquent. Que c’est eux qui m’ont fait tenir. Que peut-être, hypothétiquement, bien que je refuse de l’admettre, j’ai pris cette dispo pour être capable de revenir et de continuer à enseigner. Peut-être que c’est eux, mon champ sous la neige. Et si finalement je ne reviens plus, si finalement je décide de tout d’arrêter et d’écrire ce nouveau chapitre de ma vie, eh bien, ils se rappelleront toujours de moi. Moi, leur super-héroïne. C.I.D
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